

Le Kényan Ngugi wa Thiong'o, héraut des langues africaines
Le Kényan Ngugi wa Thiong'o, mort mercredi à l'âge de 87 ans, avait décidé durant son emprisonnement à la fin des années 1970 d'abandonner l'anglais pour écrire dans sa langue natale, le kikuyu, choix radical mais capital dans une œuvre marquée par la lutte contre les inégalités.
"Je crois tellement en l'égalité des langues. Je suis complètement horrifié par la hiérarchie des langues", affirmait l'écrivain dans un entretien à l'AFP en 2024, depuis la Californie, où il vivait en exil.
Cette décision avait à l'époque suscité l'incompréhension. "Nous pensions tous qu'il était fou (...) et courageux à la fois", raconte l'écrivain kényan David Maillu: "On se demandait qui achèterait les livres."
Il est pourtant devenu une des figures de la littérature d'Afrique de l'Est, et de tout le continent africain, régulièrement cité comme nobélisable.
"Il a revitalisé les langues africaines, longtemps dénigrées comme étant incapables d'exprimer la modernité de manière intelligible", estime Evan Mwangi, professeur de littérature à l'université américaine de Northwestern.
"Il fait ce que d'autres écrivains majeurs de l'histoire ont fait: écrire dans la langue de leur peuple plutôt que dans celle de l'élite", poursuit-il, citant les exemples de Shakespeare, Dante et Tolstoï.
Ce choix s'inscrit dans sa critique de toute forme de domination, de la colonisation britannique du Kenya aux inégalités et injustices de la société kényane postcoloniale.
- Exil -
Né dans une famille de paysans de la région de Limuru, non loin de Nairobi, Ngugi wa Thiong'o a été marqué dès sa jeunesse par la colonisation britannique et l'insurrection locale Mau Mau entre 1952 et 1960, cruciale dans la marche vers l'indépendance finalement obtenue en 1963, qui influenceront ses premières œuvres.
Après l'indépendance, ses romans et pièces s'attaquent aux élites du pays, comme dans "Pétales de sang" - l'un de ses derniers romans écrits en anglais en 1977 - qui dresse un tableau sans complaisance du Kenya post-colonial.
La même année, la pièce "Je me marierai quand je voudrai", co-écrite avec l'écrivain Ngugi wa Mirii, qui évoque l'exploitation des Kényans ordinaires par l'élite politique et économique irrite les autorités, qui font emprisonner les deux auteurs en décembre 1977.
C'est dans sa cellule de la prison de haute sécurité de Kamiti que Ngugi wa Thiong'o écrit son premier roman en kikuyu "Caitaani Mutharaba-ini" ("Le Diable sur la Croix").
"Je l'ai écrit sur le seul papier dont je disposais, du papier toilette", a-t-il raconté à la radio américaine NPR.
Décrit comme un prisonnier d'opinion par Amnesty International, il sera libéré en décembre 1978 après une campagne internationale de soutien.
Il décide de s'exiler en 1982 après l'interdiction des compagnie de théâtre au Kenya, dirigé depuis 1978 par l'autocrate Daniel arap Moi. Il s'installera en Grande-Bretagne, puis aux Etats-Unis.
En 1986, celui qui a abandonné son prénom occidental, James, publie "Décoloniser l'esprit". Dans cet ensemble d'essais et manifeste post-colonial, il revendique l'adoption de sa langue natale comme langue d'écriture.
Ngugi wa Thiong'o revient au Kenya en juillet 2004, après que Daniel arap Moi a quitté le pouvoir.
A son arrivée, avec son épouse Njeeri, il déclare venir "l'esprit ouvert, le coeur ouvert et les bras ouverts".
Quelques jours plus tard, le couple est violemment attaqué dans son appartement: sa femme est violée, lui tabassé. Il n'a pas été établi si cette agression était à motivation criminelle ou politique. A la suite cette agression il n'est que rarement rentré au pays.
Marié et père de trois enfants, il vivait aux Etats-Unis depuis 1989, où il a enseigné la littérature comparée à l'université californienne d'Irvine.
M.Russo--GdR